Un petit mot s'impose avant de vous faire part de mon premier article, celui-ci est une version simplifiée d'un travail que j'ai réalisé dans le cadre d'un de mes cours sur cinéma et cirque ( ah oui, je suis étudiante en Master de cinéma donc je risque de vous tanner sur le sujet ! ) donc il est à lire pour ce qu'il est : une étude de film mais que j'espère avoir rendu intéressante et accessible pour ceux qui auraient vu Mazeppa ou en auraient l'envie.
Cheval et cinéma : instruments rythmiques du cirque
dans Mazeppa de Bartabas
Bartabas,
l’espace d’un instant, nous explique le cinéma. Traverser une cour en une heure
de temps puis revenir en quelques secondes à la même place grâce à cette
prouesse qu’est le galop arrière, la plus difficile des figures. Peut-être
parce qu’elle donne l’impression de revenir dans le temps, de
« rembobiner ». La même allure, une différente contraction
temporelle, c’est là, l’art du cinéma que de se jouer de la réalité de
l’instant. Et Bartabas galope arrière, arrière jusqu’à des temps lointains, des
temps qui lui sont inconnus et qu’il s’approprie pourtant, ouvrant le rideau
sur un pan de l’Histoire de ses origines. Un rideau qui est fait de peau, de
crins, de cheveux. Le rideau qui laisse apparaître l’artiste. La piste. Le
cirque.
Les acteurs rient à gorge déployée. Ils rient, même le maître rit, le visage à découvert, lui qui
ne fera que porter un masque toute sa vie. Un masque de cuir, l’apparence de la
peau mais seulement l’apparence. C’est comme ce maquillage, ce visage peint en
blanc, ces yeux noirs, des apparences de personnages. Ceux du cirque Franconi,
son chapiteau rigide se dressant au-dessus de la foule, tout en hauteur pour
attirer le public car si ils sont clowns, ils ne sont pas fous du roi mais rois
eux-mêmes. Rois de la piste, où jouent
acrobates et animaux, éveillant rires et effroi tour à tour dans les gradins. Des
rois, certes, mais proches de leur cour qui participe, leur jette des chapeaux
qu’ils ramassent dans la plus grande habileté de la voltige cosaque. Et c’est
le contraste qui les habite. Alors qu’ils exercent l’art équestre militaire, la
musique s’élève, d'où se détache la voix d’hommes et de femmes à la langue inconnue,
exotique, à la tonalité orientale.
Ces hommes et ces femmes au visage
dur comme du marbre, à la voix de miel, qui sont-ils ? Tous ont fui un
pays, une guerre. Et c’est là, la réalité du cirque, celle de la
seconde chance. Et alors que se montrent tour à tour ces visages
comme autant d’histoires à raconter, le partage se crée entre ces êtres, prêts
à accueillir une nouvelle âme parmi eux. Son visage est beau, il n’a pas vécu,
c’est Géricault et il a tout à apprendre. Il est l’un des leurs maintenant, il fait partie du cercle. Le
cirque, c’est une vie de reclus car c’est un état, celui dans lequel on
abandonne tout, au nom de la passion qui vibre à l’intérieur. Et on laisse son
âme au maître, qu’il en fasse ce que bon lui semble car seul lui décide, seul
lui ordonne. Et Franconi – Bartabas ? Ne sont-ils pas les mêmes ? - est
de ces hommes pour qui la perfection n’existe pas mais que cette certitude
n’empêche pas d’essayer de l’atteindre. Il est la rigueur et la précision,
l’homme au bout du fouet qui inflige la sentence, douleurs physiques et risques
n’étant pas de ces obstacles qui interrompent la répétition. Mais, à trop
l’user, l’élève ne peut plus tirer sur la corde. Et l’élève parti, il manque au
maître comme celui-ci était indispensable à sa vie.
Car la mort rôde. Tout comme la vie.
Les deux sont synonymes de célébration et de fête. On rit dans le sang des
chevaux. On chante autour de la tombe de l’artiste. Comme l’on rit de deux
amants qui s’embrassent. Et comme l’on chante pour le poulain qui vient de
naître. Sous le regard du peintre, lui qui croyait être incapable de créer un
cheval. Le voilà en chair et en os. Et sous le regard des autres chevaux,
encore un public, qui sait l’importance de cet instant. Car c’est l’instinct
qui les guide à rester à distance, ce même instinct qui les fait s’agiter
autour de la tombe de l’acrobate, morte dans une ultime cascade. Car tout est
spectacle, tout est cirque, même la
souffrance et la mort. Ces chevaux le savent, offrant un dernier numéro avant
la fin. La fin de leur propre art mis à l’amende par les autres numéros de
cirque. « Quand on aime
les chevaux, on n’aime que les chevaux ».
Et c’est là l’histoire de ces deux hommes, Franconi et Géricault, qui meurent
chaque jour avec eux. Et renaissent en buvant leur sang, en dessinant leur
souvenir pour s’imprégner de leur puissance. Le maître n’est pas le cavalier,
c’est le cheval. Il est celui qui apprend, celui que l’on regarde. Franconi
enferme Géricault dans un box car il ne connait pas les chevaux même si il les monte,
il ne peut s’imaginer être eux, être moins qu’eux et c’est là, l'essentiel. Car le cheval est artiste et modèle. C’est sa nature. Une saillie,
une ferrure, tout est spectacle et si les hommes imitent les chevaux, c’est
parce qu’ils rêvent de leur noblesse qu’ils tournent en dérision.
Géricault, le peintre. Franconi, le
cavalier. Tous deux font se rencontrer leurs arts comme Bartabas offre au
cirque une nouvelle dimension en y laissant s’immiscer les codes du cinéma. Ce
n’est pas la captation d’un spectacle, c’est l’artiste lui-même qui se
redéfinit. Car le cinéma change tout. La portée est nouvelle, le regard tout à fait différent. Et
pourtant, tout dans le cirque nous ramène à cet instant présent, ce moment
décisif, cette instabilité du réel qui fait la beauté du spectacle vivant. Celle-là même
qui vient se confronter aux arts de la représentation. Mais le
cinéma ne se veut pas traduction littérale. Il ne recherche pas à montrer le
cirque mais à l’utiliser. Celui-ci devient son sujet et son objet. Un objet
hybride, possédant son propre langage. Où tout devient cirque, tout devient
scène. Les acteurs jouent parfois d’un ton de réalité mais ils basculent dans
le burlesque, la musique venant appuyer ce fantastique où la piste s’étend au
monde. Et comme spectacle n’existe pas sans spectateurs, ceux-ci sont partout,
en chacun, nous ramenant à notre propre condition, dans notre fauteuil :
ce que nous voyons n’est que comédie. Et si la piste s’étend au monde, elle
devient lieu de création. Être sur piste et l’on devient artiste.
Et le
rythme. Il est essentiel. Dans les battues de piaffer exécutées par le cheval comme
si un métronome lui indiquait la cadence. Et le métronome, ce sont ces
claquements de langue assénés par l’écuyer, ces claquements de langue qui sont
seuls bruits filtrant le manège puis les grondements du cheval à l’effort et le
crayon s’agitant sur le papier. Impossibles à entendre, exaltés, accélérés pour
donner le rythme effréné et mener l’image à cette cadence d’enfer que seule
peut rendre l’image filmée. Comme ces rires et ces bruits qui par un habile
montage viennent agrémenter la musique, l’accompagner. Comme ce tapis roulant sur lequel galope sans fin le cheval de Géricault maudit, Mazeppa réincarné. C’est la magie du cinéma
que cette manipulation habile du temps et du rythme. Et pourtant, ce n’est pas
la vitesse qui nous apprend mais la lenteur, selon Franconi. La machine est
capable des deux jusqu’à la décomposition du moindre mouvement mais c’est
l’homme qui décide la cadence. Cette cadence qui doit être sans faille sinon la
machine s’enraye, l’illusion s’efface et l’hypnose s’arrête. A 24 images par
seconde.
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